Première partie

I- La Représentation du voyage en littérature et au théâtre équestre

1) Un Voyage intermédiatique

Le voyage en Chine est un peu l'arbre qui cache la forêt puisque ce n'est pas le seul déplacement que l'on peut considérer dans les œuvres. Le voyage devient l'allégorie des autres déplacements. Ainsi l'adaptation peut être perçue comme le voyage d'une œuvre à une autre, le parcours d'un auteur à travers un autre. Il s'agit là d'une relation complexe entre un « hypotexte » [4] et ce que l'on pourrait qualifier d' ''hypermedia''. Relation d'autant plus intéressante que l'hypermedia se révèle adapter une œuvre qui n'a pas cette visée de réception. Les œuvres de Segalen choisies par Bartabas ne sont pas destinées au théâtre. En l'adaptant, il rend l'écrivain accessible à un plus grand nombre. 
Le cheminement du lecteur/ spectateur dans les œuvres peut également se révéler comme un voyage en soi. En effet, les œuvres ne se réduisent pas à un seul médium et offre donc un voyage à travers différents régimes artistiques. La dimension picturale se révèle très importante chez nos deux créateurs. Les Peintures de Segalen sont de véritables « Peintures Chinoises ; de longues et sombres peintures soyeuses, chargées de suie et couleur du temps des premiers âges. » (Peintures, p.155.). L'écrivain déroule ainsi par écrit des peintures magiques, des fresques dynastiques... où se côtoient, peintres, sages, empereurs. Un champ lexical de la peinture se répand, composé de « peinture » et de « pinceau » (Peintures, p.176.) mais la picturalité de son écriture tient de l'hypotypose. La scène du Bateau-Dragon prend vie :  « La queue s'enroule [...]. il fait un vent modéré [...] Les haleurs courent sur la berge [...] Vite, vous-même, pour ne pas être devancés, déroulez » (Peintures, p.206.). Les verbes d'actions introduisent rythme et vie à la narration, tandis que l'apostrophe du narrateur au lecteur (''Vous'' accompagné de l'impératif) ramène le lecteur à son travail : tourner les pages, dérouler la peinture. La gestuelle tient une place prédominante puisque « participer au geste dessinant du Peintre ; c'est se mouvoir dans l'espace dépeint » (Peintures, p.157.)
Le metteur en scène transporte cette picturalité dans sa scénographie en réalisant une scène de dressage dans ce qui s'apparente à un tableau : (Entr'aperçu, 00:48:30-00:49:40)




Cette scène fait prendre corps à l'expression picturale de Segalen, accompagné par la voix des deux musiciens, le cavalier s'enfonce dans la peinture pour s'y mouvoir. Il réinterprète physiquement les quatre beautés essentielles de la peinture : le repos (l'allure du pas), le silence, l'effacement (le déplacement latéral), la distance (réalisée surtout par le cadrage vidéo qui éloigne le sujet avec un plan d'ensemble).
Bartabas propose également plusieurs médiums allant de la musique (directement jouée sur scène) à l'équitation en passant par la projection numérique et la danse. C'est ce que nous observons dans l'image ci-contre (Entr'aperçu, 00:59:33). La danseuse au centre, est entourée de projections. On distingue derrière elle, se découpant en ombre chinoise : un cavalier à cheval. Le média vidéo permet la représentation d'un autre médium : l'écriture mais aussi la conception d'un nouvel espace scénique.
 
Grâce à ces différentes techniques artistiques, ce voyage dans les œuvres peut être vécu de façon physique et cognitive pour le lecteur/ spectateur mais aussi pour le narrateur/ interprète équestre. Le corps devient un espace à parcourir, un point de connexion dans un réseau aux multiples ramifications.

[4] Gérard GENETTE, Palimpsestes : la littérature au second degré [1982], Paris : Seuils, coll. points essais, 1992, p.13.


2) Espace et Transhumance : du corps au paysage

Avant toute chose, il faut noter que les textes de Segalen (et certains extraits repris par Bartabas) contiennent des modalisateurs spatio-temporels [5] En effet, Équipée possède par exemple certaines caractéristiques du récit de voyage tels que « les instants précédant le départ », « le départ lui-même », « l'étape butoir » et « le retour » [6]. Mais plus que ces indicateurs spatio-temporels, c'est la relation du corps avec l'espace qui est importante.  Si nous prenons l'exemple de la montée d'un col : « dans cette ivresse palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui : les orteils, écarquillés comme dans le geste des sculptures antiques, se dilatent dans les sandales serrées aux chevilles... les épaules et la tête pèsent juste ce qu'il faut sur le dos, et les tempes battent d'allégresse » (Équipée, p.274.) La dimension corporelle de l'effort ressurgit avec force grâce à la reprise des parties du corps en tant que sujets des propositions. Le paysage est sans cesse rejeté :  « la feinte prolongée de l'horizon », « l'arrière-plan d'un arrière-monde »... (Équipée, p.275.) Segalen renouvelle la description du paysage : il décrit la marche, et recentre ainsi la narration sur une réalité corporelle, c'est le corps pris comme paysage.
L'image de la montagne est reprise par Bartabas : 
(Entr'aperçu, 00:18:05)
Le metteur en scène la dématérialise  grâce à la projection vidéo. Suivant le même cheminement que Segalen, il centre l'attention du public sur ce qui se déroule derrière : les « acteurs-centaures » [7]. C'est de nouveau les corps qui sont au centre de l'attention mais ils sont cette fois-ci cachés, brouillés et non au premier plan. C'est que la montagne trouve sa corporalité dans les corps qui la parcourent. Elle évolue en fonction de leurs déplacements. L’espace-temps se veut mouvant : il est gestuel [8].

De Segalen à Bartabas nous passons d'un chronotope littéraire (Mikhaïl Bakhtine) à un chronotope artistique, il faut donc « trouver une figure, une image du monde qui soit aussi concrète qu'abstraite, qui permette une métaphorisation spatiale et une expérience temporelle » [9] du texte. Cette expérience est perçue différemment, il y a bien sûr le temps objectif du média qui s'inscrit dans celui de la représentation théâtrale, mais aussi le temps subjectif du spectateur. Les critiques recueillies par Le Parisien [10] sont d'ailleurs axées sur la perception temporelle : « on a perdu la notion du temps », « sa lenteur est de plus en plus complaisante […] le temps s'étire tellement qu'on s'ennuie ». Ce temps est déroulé spatialement quand le corps devient un espace paysage :  (Entr'aperçu, 00:22:48-00:23:52)

Le premier constat qui découle de cet extrait est la réduction de l'espace et sa mise en abîme : la scène où le cheval évolue se voit réinscrite à l'encre sur un support vertical (projection vidéo) mais aussi dans l'espace de sable situé à l'avant de la scène. La mise en abîme est accentuée par le plan général et fixe de la caméra. Le cheval est l'élément central médiatique : c'est le seul que la caméra individualise avec un plan rapproché. Celui-ci semble reproduit par deux fois et est donc présent dans trois espace-temps différents. Un espace limité mais ouvert à la vision du public : l'encre qui se dessine frontalement, un espace fermé : le travail sur le sable et un espace ouvert : celui du cheval. Son corps vectorise l'espace et se transforme sous son impulsion. L'ensemble scénique s'organise dans une dialectique tempo lent, contrôlé (minimalisme [11]) et accélération, prise de liberté. 
Le spectateur réalise sa transhumance d'un simple regard qui touche les divers espaces-temps du corps au paysage.

[5] : « ce voyage », « La route », « des marais », « la plaine », « la contrée », « la nuit »... (Équipée, p.266, 267 et 313.)
[6] : Dominique GOURNAY, « Équipée de Victor Segalen ou ''chercher un sens à l'aventure'' » in Marc DAMBRE et Monique GOSSELIN-NOAT (dirs.), L'Éclatement des genres au XXème siècle, Paris : Presses Universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p.164
[7] L'acteur à cheval au théâtre, la notion est étendue ici à un ou des acteurs qui présentent, devant un public, une interaction avec un ou des chevaux, à pied ou à cheval. BEZ Emmanuel, À la recherche d'un langage pour l'acteur-centaure, sous la direction de Daniel Lemahieu, mémoire de DEA d'études théâtrales, Paris III : Université de la Sorbonne Nouvelle, 1993-1994, p.1
[8] Patrice PAVIS , L'Analyse des spectacles [Paris : Nathan, 1996], Paris : Armand Colin, coll. Fac. Arts du spectacle, 2011, p.141.
[9] Ibid., p.148.
[10] « Un Bartabas bien ennuyeux », Le Parisien, 16/09/2004. Disponible sur : Le Parisien (Consulté le 20/11/2012) 
[11] Patrice PAVIS, op. cit., p.150.


3) Le Voyage comme mobilité en latence
Le voyage est un mouvement particulier dans les œuvres, il est ''entr'aperçu'' et non vu. Chez Segalen, le fait de voyager est déplacé au profit du mouvement pur de la découverte, le voyage en tant que tel résonne comme une intervention ponctuelle. L'auteur entraîne le lecteur en quête d'une réponse à la question qui motive le voyage : « l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ? » (Équipée, p.267). La transhumance dans d'autres cultures est un fait constant chez Bartabas, le cheval est chez lui le fil rouge, le vecteur du voyage. Le spectateur est plongé dans la culture qui lui est représentée. C'est un partage d'émotions, d'images sensorielles dans le but de transporter le public que l'on trouve chez Bartabas. On peut parler d'un fonctionnement itératif des œuvres : une répétition de l'isotopie du voyage qui ressurgit par instant. Il ne s'agit pas d'un récit de voyage classique à fonctionnement linéaire. Le lecteur/ spectateur oublie le voyage auquel il assiste (qui revient sous la forme d'une suite répétitive d'instants) pour se laisser emporter dans l'altérité qui lui est offert. 
On passe ainsi d'une Chine parcourue par le mouvement chez Segalen à une Chine de l'avancée immobile chez Bartabas. Dès la préparation au départ l’écriture de Segalen se transforme en une véritable mise en rythme de la route à faire : « Elle s'embourbera dans des marais, passera des rivières à gué, ou bien se desséchera dans les roches. Les cours d'eau n'auront pas un seul régime, mais grossiront depuis le torrent ivre et bruyant, toujours ébouriffé de sa chute jusqu'au vaste fleuve qui prolonge sa course très au large dans la mer où il lave sa couleur et dépose ses troubles avec calme. » (Équipée, p.266-267). La route personnifiée devient la synecdoque de la marche à pied du voyageur : qui peut s'embourber et passer des rivières. Cependant, l'eau prend vie et par le biais d'une gradation (« cours d'eau », « torrent ivre », « vaste fleuve », « mer ») se déclare métaphore du désir du voyageur qui grandit.

Bartabas freine le voyage présent dans les phrases de Segalen. La stèle « Char emporté » (Stèles, p.122-123) et sa récupération dans Entr'aperçu (00:43:04-00:44:17) montre bien ce paradoxe :

La présence immobile et silencieux du corps humain, renforcée par le plan fixe de la caméra au début, installe le spectateur dans un moment de pause. De façon encore plus significative, la diction atténue le mouvement de l'écriture. Dans la stèle, le rythme semble s'emballer par un procédé d'accumulation : « l'essieu brûle, le timon cabre, les rayons brillent en feu d'étoiles » et les verbes d'action : « je roule », « m'emporte », « me traîne ». On peut d'ailleurs remarquer le basculement à la passivité du sujet qui passe du pronom personnel sujet à sa forme réfléchi, le narrateur est entraîné et ne maîtrise plus rien. Le ton lent, assourdi, presque murmurant de Bartabas éteint le rythme. Le plan rapproché de la caméra impose une assimilation du "je" au personnage montré bien que ses lèvres ne bougent pas. La voix semble alors celle de sa conscience ou bien d'une rencontre prématurée avec l'Autre. Le travelling arrière que réalise la caméra resémantise le texte vocal. Le mouvement à reculons devient celui du char qui emporte la conscience mais pas le corps. Celui-ci apparaît faible et entravé. Le voyage allégorique de l'âme qui passait par le corps dans le texte de Segalen se voit réalisé pleinement par la caméra.
Le spectacle Entr'aperçu est tourné vers la retenue, 
une immobilité où l'on piétine : la figure du piaffer illustre très bien cette image. 
(Entr'aperçu, 00:25:49)
Caché derrière un voile, immobile ou presque, le cavalier et sa monture s'élèvent et redescendent en cadence, toujours au même endroit : le piaffer est-il une tentative de voyage avorté ?  Un trot sans avancement ?
Bartabas a bien compris que ce n'est tant le voyage physique qui importe mais le voyage vers soi, en soi : dans un même corps et donc d'une certaine manière d'un voyage qui chemine immobile. L'écuyer met en avant l'aspect allégorique et spirituel du voyage chez Segalen et en dévoile certains aspects par ses figures équestres.